Canscan: l’intelligence artificielle appliquée aux conteneurs de marchandises
L’univers des conteneurs de marchandises est méconnu mais absolument passionnant! Rencontre avec Jennifer Ivens, fondatrice de Canscan, une startup en intelligence artificielle (IA) dans le milieu des transports.
Canscan est une startup qui oeuvre dans l’industrie du transport maritime. Ils optimisent la maintenance des conteneurs pour prévenir les dégâts des marchandises. Rien ne prédestinait sa fondatrice, Jennifer Ivens, à l’entrepreneuriat technologique et c’est pourtant un rôle qu’elle relève avec brio depuis deux ans maintenant. Elle fait notamment partie du parcours Propulsion du Centech, incubateur de l’ETS, et elle a gagné deux concours de pitch au Startupfest 2019. Elle nous partage son parcours passionnant.
Émilie Vion : Jennifer, ta formation initiale traçait un tout autre chemin que celui qu’on t’attribue aujourd’hui. Parle-nous de toi, d’où tu viens, et de ce qui t’a finalement amené à créer Canscan.
Jennifer Ivens : J’ai initialement étudié en statistiques à l’Université Concordia il y a presque 10 ans de ça, au département sociologie des statistiques, pour être plus précise. Après mon diplôme, j’ai eu la chance de travailler chez Ipsos, une entreprise de sondages française et une agence internationale de marketing d’opinions. Malgré le fait que cet emploi était une destinée toute tracée pour la nouvelle diplômée en statistiques que j’étais, je ne me retrouvais absolument pas dans ce secteur. Je ne voyais pas de défis intéressants dans cet emploi Après un an, je ne voyais plus pourquoi continuer.
Je décide alors de me lancer dans un domaine complètement différent, celui du transport maritime. Grâce à mon réseau je me retrouve à participer à la création d’un système de formation pour gestionnaires d’entreprise en transport maritime. C’est épanouissant et plein de défis. Je m’intéresse alors de plus près à la logistique, notamment aux conteneurs. Je constate beaucoup d’inefficacité et d’éléments à optimiser. Je propose plusieurs innovations et tests d’optimisation, mais je n’arrive pas à obtenir les ressources dont j’ai besoin pour soutenir le développement de nouvelles technologies.
Motivée à vouloir changer les choses, je décide donc de fonder mon entreprise en m’assurant d’avoir mon employeur de l’époque comme premier client. L’entreprise en question me soutient encore aujourd’hui.
Émilie Vion : Quels problèmes sont résolus par ton entreprise?
Jennifer Ivens : Des conteneurs défectueux peuvent être catastrophiques pour l’état des marchandises qu’ils contiennent. Financièrement, c’est une enjeu majeur dans le commerce international (retard de livraison, perte de marchandise, destruction de marchandise). Une porte peut être endommagée, la rouille peut créer des trous dans les parois, etc. Après beaucoup de recherches, j’ai identifié que l’intelligence artificielle, notamment la reconnaissance visuelle par caméra, était la meilleure option pour évaluer les conteneurs pendant qu’ils sont transportés, soit par camion, sur rail, ou par des grues. Pour des raisons de sécurité et de santé au travail, les terminaux portuaires ont un réseau de caméras très développé et en parfait état. On récupère donc les données des caméras, on les analyse et on informe le client si un conteneur est identifié comme potentiellement défectueux. L’objectif est vraiment d’optimiser les opérations et de rendre le travail dans le port plus sécuritaire.
Émilie Vion : Tu n’as pas de formation dans cette industrie. Qu’est-ce qui t’a permis de repérer ces opportunités d’optimisation?
Jennifer Ivens : Être issue d’un univers différent était l’opportunité de voir les choses sous un regard neuf. Le transport est une industrie très familiale où plusieurs générations se succèdent. De plus, ceux qui y travaillent sont là depuis des années. On remet peu en question les façons de faire. Les personnes qui viennent de l’extérieur ne restent en général pas longtemps car malgré quelques propositions de changements ou d’améliorations, il n’y a jamais de fonds investis pour ces innovation ou de processus qui se développent. Il y a toujours d’autres priorités.
Émilie Vion : Ce manque de priorité est-elle une réticence au changement?
Jennifer Ivens : C’est plus politique. L’industrie innove tout de même et réalise régulièrement des projets pilotes, mais malgré des résultats encourageants ou positifs, les projets sont rarement développés au-delà du cadre de pilote. Pourtant, les vice-présidents de ces entreprises ne sont pas vieux et sont friands de nouvelles technologies. Mais c’est une industrie qui fonctionne déjà très bien, et c’est difficile d’assurer le retour sur investissement concret que cela aurait pour eux. L’innovation est risquée et le taux de réussite n’atteint pas toujours les 100%.
«Les formations techniques présentent peu, voire jamais, le bénéfice des métiers technologiques ou industriels pour la société. » – Jennifer Ivens
Émilie Vion : Depuis le début de la conversation, tu utilises souvent le masculin pour parler des décisionnaires dans l’industrie du transport. Quelle est la place occupée par les femmes en technologie et transport?
Jennifer Ivens : Il y a peu de femmes gestionnaires dans l’industrie des transports. La majorité des femmes travaillant dans ce domaine sont dans des départements traditionnellement féminins comme les ressources humaines, la comptabilité, etc… C’est dommage car opérationnellement, je trouve que les femmes ont une vision plus globale des problématiques.
En technologie, malheureusement, il n’y a pas assez de femmes, surtout en intelligence artificielle. Pourtant, les femmes ont une manière plus holistique de voir les choses. On regarde comment tout se connecte ensemble, et comment on peut optimiser les choses de manière transversale. Personnellement, je n’aurais jamais pensé me lancer en technologie car je croyais ne pas être assez bonne en maths. On se restreint souvent sur des éléments qui ne sont pas importants. Les formations techniques présentent peu, voire jamais, le bénéfice des métiers technologiques ou industriels pour la société. Alors que je pense que les femmes préfèrent participer à des projets qui feront une réelle différence au quotidien. Présenter les technologies en identifiant quels seront les bénéfices pour l’utilisateur et la société serait une bonne idée.
Émilie Vion : En tant que femme travaillant en IA, as-tu eu à taper du poing sur la table pour te faire entendre?
Jennifer Ivens : En étant la présidente, je pense que les choses sont différentes. Il y a un certain respect relié à la position. J’essaie d’être le plus à l’écoute possible et de prendre le temps de peser le pour et le contre, cependant, je reste maîtresse des décisions finales. L’âge joue aussi un rôle. Je dirais qu’à presque 40 ans, il m’est plus facile de m’imposer quand il le faut. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Et je le vois autour de moi. Mes collègues femmes plus jeunes deviennent plus émotionnelles, haussent le ton parfois pour se faire entendre, etc. J’essaie de les guider comme je peux. On pense parfois à tort que les femmes sont plus émotives dans leur leadership. Ce n’est pas ma manière d’être ni de penser. Selon moi, pour se faire entendre, il faut être ferme et demander le respect. Je veux les guider, les faire évoluer, tout en les laissant exprimer pleinement leur personnalité. Ça fait malheureusement partie des défis encore à combattre.
Il m’arrive cependant, de jouer sur ma féminité. Lorsque je suis la seule femme en compétition avec d’autres hommes, je vais faire en sorte qu’on remarque que je suis une femme car c’est un élément différenciateur fort. Parfois, il faut également être plus ferme auprès de groupes d’hommes plus âgés. Je m’approprie une personnalité un peu plus masculine dans ces cas-là.
Dans mon équipe, il y a une femme qui vient d’Iran. Elle est en train de faire son doctorat en intelligence artificielle et elle est absolument brillante. Elle a une manière très créative de trouver les solutions. En revanche, au quotidien, elle a vraiment besoin de s’assumer dans l’équipe en montrant qu’elle est responsable du projet et de l’équipe qui l’entoure pour asseoir plus fermement ses décisions et ses idées.
Émilie Vion : Tu as témoigné dans le dossier spécial Vu d’ici de Onepoint que Sophie Lérault a réalisé sur la place des femmes en technologie, un regard croisé France-Québec. Un des enjeux qui ressortait était le recrutement des femmes, peux-tu nous en dire un peu plus et en quoi est-ce un défi pour toi?
Jennifer Ivens : En tant que startup on n’a pas beaucoup de temps dédié à la formation des employé.es. Il y a beaucoup de femmes intéressées et intéressantes en intelligence artificielle, mais qui ont un profil junior. J’aimerais les engager et les former à l’interne, mais je n’ai ni la taille requise ni le temps pour me permettre de faire ça. Pour des profils seniors, je dois faire appel à l’immigration pour recruter des femmes. En Iran, la situation culturelle et politique amène les femmes à faire de plus longues études. Engager quelqu’un de l’étranger représente des démarches administratives conséquentes, d’autant plus qu’il y a de nombreux critères à respecter. Il y aurait des améliorations à apporter pour encourager les femmes à immigrer au Canada et au Québec. Je suis actuellement en processus de recrutement de deux femmes. J’ai bon espoir qu’elles rejoignent l’équipe.
Émilie Vion : Est-ce que les femmes pitchent différemment des hommes?
Jennifer Ivens : Pour la levée de fonds, je pense qu’on me pose les mêmes questions qu’à un homme. En revanche, on fait preuve de paternalisme envers moi. Par exemple: «Ne t’inquiète-toi pas pour ça, je m’en occupe.» Je suis la CEO et je veux tout savoir, ainsi qu’être respectée dans cette position, donc c’est inacceptable.
Quand je pitch, il est extrêmement important d’éduquer le public. Je veux être capable de présenter l’industrie, le problème que je résous et comment je le fais. J’utilise souvent l’humour, chose pour laquelle les femmes sont bonnes.
Émilie Vion : Comment encourager les jeunes à suivre une carrière scientifique/technologique?
Jennifer Ivens : Il faudrait réussir à identifier à quel moment-clé dans la vie d’une jeune femme il faut l’approcher pour la sensibiliser aux sciences, à la technologie et l’entrepreneuriat. On ne veut pas les forcer, mais il faudrait trouver une manière de créer ces passions. Lorsque j’étais jeune par exemple, mon père ingénieur, essayait de me transmettre sa passion des sciences et des technologies, mais je ne voulais rien savoir. Je voulais jouer avec mes poupées et faire de l’équitation. Aujourd’hui j’en sourie car c’est ma passion! J’imagine qu’il y a un moment plus opportun pour s’adresser aux jeunes femmes pour les sensibiliser.
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